Une bibliothèque remplie de Gratitude

Août 2023:
Il y a une année, une amie architecte d'intérieur avec qui je travaille régulièrement m'a contacté pour réaliser ce projet. Son client, Nicolas, voulait comme rendu esthétique un bois à larges cernes, peu noueux, brossé et peint en blanc, avec des sections verticales laquées noire brillantes.

Totalement en désaccord avec ce choix esthétique, je leur ai poliment expliqué que je n'étais pas intéressé. Je trouve dommage de peindre un beau veinage brossé. Et puis soyons réalistes: pour ce projet il faut des plateaux massifs de 5cm d'épais sur 5m de long. Je suis tout seul à l'atelier, je n'ai ni les machines, ni le physique pour remuer des sections pareilles.

Ensuite, dans ma pratique de menuisier en Haute Savoie, il est déjà difficile de trouver des arbres relativement droits et bien sciés. Le corroyage devient délicat au delà de 3m de long et il est difficile d'obtenir l'épaisseur ciblée. Pour ce projet il faut des plateaux de 5cm d'épais sur 5m de long avec un magnifique veinage. Clairement faut trouver la perle rare... Je ne dis pas que c'est impossible, mais il faut prendre le temps de chercher. Quand tu es pro tu n'as pas vraiment le temps de niaiser, il faut être efficace.

Enfin je n'y connais rien en peinture sur bois, je ne suis pas équipé

Bref, tout un tas d'arguments pour refuser ce chantier. Par conscience professionnelle j'ai quand même fait une contre proposition. J'ai proposé au client de faire les plateaux avec du 3 pli alésé et une finition huile cérusée. J'ai fait des essais en atelier mais ça n'a pas convaincu Nicolas qui avait une idée très précise de ce qu'il voulait et nous en sommes restés là.

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Septembre 2023:
Quelques jours plus tard, je vais à la scierie sélectionner quelques plots pour d'autres projets. Par curiosité, je demande au scieur si il n'aurait pas un arbre qui corresponde aux critères dont j'aurais besoin pour ce chantier. Il se gratte la tête et réfléchit. Il me propose quelques plots de résineux mais c'est trop fin, tors, terriblement noueux. Bref, comme je m'y attendais il n'a rien qui puisse satisfaire le cahier des charges. Je lui dis de laisser tomber et le remercie d'avoir cherché. Sur le point de m'en aller, il m'interpelle parce qu'il se rappelle d'un douglas qui pourrait me convenir. Il est planqué tout en haut d'une pile, sous le toit du hangar. Je connais le loustic, je sais qu'il essaye d'abord de refiler ses croutes avant de passer aux choses sérieuses. Flairant la bonne affaire, j'escalade les rangées de plots et je tombe nez à nez sur la perle rare.

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Je calepine rapidement et constate qu'il est possible de fabriquer tout juste la totalité des éléments de la bibliothèque dans ce plot. Il y a même 2 plateaux plus fins dans lesquels je pourrais faire les façades.

Je me suis senti attiré par cet arbre, magnétisé par tant de beauté. J'avais envie de jouer avec Reconsidérant ma position, j'ai commencé à entrevoir des solutions pour fabriquer cette bibliothèque. J'ai demandé au scieur de me le bloquer une semaine pour y réfléchir.

J'ai compris que ça allait être une grande aventure. Je n'avais ni atelier, ni machines stationnaires, ni véhicule pouvant déplacer ces sections, aucun matériel ou compétence de peintre.
Bref, je pars avec un sérieux handicap mais rien d'insurmontable. Je suis confiant dans ma capacité d'apprentissage, elle me permet de m'adapter à toute situation.

Je montre le bébé à Nicolas et lui fais une proposition de devis. Vu qu'il est en vacances à l'autre bout du monde, il ne voit pas mes messages. Le douglas a bien failli nous passer sous le nez. Quelqu'un d'autre le veut et la scierie me demande de me positionner. Nicolas finit par me verser l'acompte et je peux enfin commander le plot.

Octobre 2023:
Coup de bol, après 3 années de recherche infructueuse je trouve enfin un local proche de chez moi qui soit dans mon budget. C'est un garage de 55m2, la hauteur est limitée à 2,4m mais c'est 5 fois plus grand que ce que j'ai, il est propre, lumineux et très bien isolé. Il y a même le triphasé, l'eau courante et de quoi mettre un toilette. En plus le propriétaire est sympathique et arrangeant. On se serre la main, je pourrais emménager dans 1 mois et demi. Cet atelier va me permettre de pouvoir avancer sur plusieurs projets simultanément sans trop subir de temps mort.

Pour commencer je fais livrer le bois à l'Etabli (Atelier partagé) et j'embauche mon pote Axel pour déligner le plot. Les planches sont longues et pesantes. Tellement qu'on a du ajouter un plateau coulissant sur le chariot de la scie à format. Ca nous as permis de caler le porte à faux et nous avons pu déligner droit. Nous avons été amusés de voir que Toutenbois avait eu la même que nous idée quelques semaines plus tard Comme nous n'avions plus de pile dans le laser, on a fait ça au cordex, et au talent

Je laisse stabiliser le bois pendant un bon mois et ça me laisse le temps de planifier la suite.

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Novembre 2023:
Clairement, la dégauchisseuse de 410mm de l'Etabli parait ridiculement petite par rapport aux sections à corroyer. Même avec des servantes ça me parait compliqué de tirer droit. Du coup, je contacte Cyril, un copain ébéniste qui a de très grosses bécanes. Son atelier est à 30minutes de l'Etabli. J'emprunte le fourgon de Lulu, la copine métallière. On charge tout sur les galeries et c'est parti pour une matinée de corroyage chez Cyril qui me prête même son apprenti Grâce à sa dégau colossale, ça s'est passé à merveille moyennant quelques litres de sueur. Il a quand même fallu s'appuyer sur des servantes.
Une fois que j'ai fini de raboter, on hisse le chargement sur le Traffic et je repars à l'Etabli.

J'en profite pour remercier chaudement une nouvelle fois tous ceux qui m'ont aidé avec mes planches ce jour là. C'est à dire Axel, Lulu, Cyril, son apprenti dont je ne me rappelle plus le prénom et le copain Sylvain qui bossait chez Cyril.

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Decembre 2023:
De retour à l'Etabli, je fais quelques collages pour fabriquer les panneaux manquants. Comme la raboteuse ne prend pas plus de 260mm de hauteur, on déligne les plateaux pour les calibrer à la bonne largeur en fixant un maxi guide parallèle sur le chariot (celle là tu l'avais Toutenbois ? )
Je tronçonne à la côte et je dispose maintenant de tous les éléments.

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Nous chargeons de nouveau le camion et je bâche tout vu qu'il pleut. Il est grand temps de tout apporter dans mon nouvel atelier. Je l'ai eu début novembre et j'ai été bien occuper pour emménager, l'éclairer et l'agencer.

Cinquante minutes d'autoroute plus tard, mon père et mon oncle viennent me filer un coup de main sous l'averse nocturne pour tout décharger.

Janvier 2024:
Maintenant, place à la conception. Je veux que les assemblages soient invisibles. Il est hors de question de tricher avec des bouchons, je veux conserver un fil parfait. Je dois pouvoir assembler la bibliothèque sur le chantier facilement, sans forcer et que ce soit super costaud. Initialement, j'avais envisagé d'utiliser les assembleurs d'agencements habituels. Le plus gros des Domino démontable permet de faire de la petite charpente mais il n'est pas totalement invisible. Les Divarios sont invisibles mais ils ne seront pas assez résistants, même si j'en met deux rangées sur l'épaisseur.

La solution m'est venue comme une évidence: l'assemblage en queue d'aronde inversée. Je n'ai jamais vu ça nulle part. Certes quelqu'un a bien du le faire avant moi, mais ça ne m'enlève pas la satisfaction de l'avoir imaginé et de l'avoir mis en oeuvre

J'ai d'abord dégrossi la mortaise en faisant un rainurage à la Zeta en 3 passes. Avec une affleureuse, j'ai usiné la queue d'aronde grâce à un gabarit permettant de travailler sur le chants.
Enfin j'ai fabriqué les faux tenons dans des bois dur.
Démonstration en images.

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J'ai retouché tous les faux tenons un par un pour les ajuster parfaitement à chaque mortaise. Je les ai paraffinés pour faciliter la glisse. Je les ai aussi faits coniques pour que l'assemblage soit verrouillé par un point dur une fois en butée. Leur axe est verrouillé avec des dominos et ils seront aussi vissés.

Vu que je n'avais que le strict nécessaire pour fabriquer la bibliothèque dans le plot de douglas, aucune erreur d'usinage n'était permise. Pas de sauvegarde permettant de revenir en arrière comme dans un jeu vidéo... Une fois que tout a été usiné la pression est redescendue d'un cran

Enfin le moment du montage à blanc est arrivé. Pour ça j'ai demandé un coup de main à Anthony, un gars qui veux se reconvertir dans le bois, il voulait que je lui fasse découvrir mon univers alors j'ai pensé à lui. Si tu me lis, merci encore Anthony !

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Après avoir précisément calfeutré les assemblages, je passe 2 jours à réparer les imperfections du bois. Je comble les fentes et fissures avec du mastic acrylique pour parquet. Je fixe mécaniquement les noeuds noirs. Je comble les orifices de ceux qui ont déjà sautés en fabricant des bouchons qui suivent le fil du bois. Je ponce pour tout lisser et je passe au texturage.

Armé d'une brosseuse je passe une journée à texturer les planches sous mes EPI. Ambiance tempête du désert. Je prends soin de ne pas brosser les zones recevant un assemblage. Le fil du bois se révèle petit à petit, c'est magnifique !

Février 2024:
Concernant la peinture j'avais prévu de confier ça à un peintre en menuiserie. Je n'y connais rien donc j'ai de grandes chances de faire foirer le projet. Au final je ne lui ai pas confié le chantier parce qu'il refusait de faire un devis, et plus le moment de sa prestation se rapprochait, plus son tarif grimpait...

Bref, quand j'en ai eu marre de me faire balader, j'ai cherché une solution de repli. C'était le seul peintre en menuiserie de la région. J'ai contacté des menuiseries qui emploient des peintres mais aucune n'a répondu positivement à ma demande. J'ai appelé ma pote Nikita qui est peintre puis mon oncle Eric qui est carrossier pour savoir si ils connaissaient quelqu'un. Pour finir, armé de leurs conseils j'ai décidé avec l'énergie de la colère que j'allais moi même m'occuper de la finition.

Après avoir poncé internet dans ses moindres recoins, j'achète un pistolet airless portatif dernière génération et je me fournis en laques et apprêts de la meilleure qualité possible pour mettre toutes les chances de mon côté.

Je fais le grand ménage dans l'atelier. Ce n'était pas du luxe après la séance de brossage. Une fois que c'est nickel, je déploie les bâches, je chauffe l'atelier à 20°C et je me lance.

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Honnêtement j'ai serré les fesses. Certes j'ai confiance dans ma capacité à apprendre, mais ça demande de pratiquer un peu avant de se lancer. Bon ben là j'y suis allé au talent. Quitte à tout foirer, autant le faire avec panache !

Et j'ai eu raison de me faire confiance. Le résultat est au rendez-vous, je suis super content. La laque blanc mat a un tendu impeccable, Nicolas vient voir, il est ravi. Quand à moi, je suis soulagé.

En revanche le noir brillant, c'est une autre paire de manches... L'objectif est d'obtenir un effet miroir et un tendu parfait. Ces modules sont en latté replaqué medium. Ils sont assemblés en onglets verrouillés pour avoir une surface parfaite. J'ai essayé par deux fois de les peindre. Echec sur toute la ligne, j'avais utilisé tout le talent qu'il me restait sur la laque blanche Résultat: une peau d'orange dégueulasse, des poussières et des bulles, même avec le meilleur matériel disponible. On est loin du poli miroir...
Nikita me dis que c'est probablement le truc le plus dur à faire en peinture. Je lâche l'affaire et confie ça a un carrossier qui le fait divinement bien.

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Après avoir intégré les luminaires, il est temps de préparer la pose. C'est la partie que je redoute le plus.

J'ai un CAP de menuisier fabriquant. Dans ma formation je n'ai eu aucun exercice de pose et sur les 2 mois de stage que j'ai pu faire, j'ai seulement fais deux jours de chantier. Pourtant pour avoir le CAP il y a une épreuve de pose... Heureusement qu'il y a le talent

Bref, la pose pour moi c'est l'inconnu à chaque fois et je n'ai eu personne pour me dire comment faire. J'ai rapidement compris que tout ce joue à la prise de côtes. Maintenant je les relève très précisément à l'aide de deux niveau lasers. Je dessine les creux, les vagues et les écarts de niveau. Je sonde les murs et note absolument toutes les infos. Où passent les gaines. Où sont les montants du placo. Rien n'est laissé au hasard. Je dessine même la pièce avec mon logiciel 3D pour calculer les côtes finales et les confronter à la réalité afin être au plus juste. Ça me prend bien 2h sur chantier. Et j'y retourne une 2e fois pour vérifier pendant la fabrication parce que c'est une réflexion permanente. Clairement c'est l'angoisse, et je passe de nombreuses nuits à y réfléchir.

Mars 2023:
Maintenant la laque est sèche, il est temps de livrer. La matériauthèque locale dispose d'un Ducato avec galeries flambant neuf, et me le loue avec des conditions extrêmement arrangeantes. Merci Pauline !

Pour m'épauler j'embauche Axel, toujours fidèle au poste même dans les plans bourbiers. C'est à ça qu'on reconnait les vrais amis

Je recrute aussi en soutien ceux que j'appelle l'équipe mobile de retraités. Mon père et son pote Alain qui est maçon. Il sont venus quelques heures pour nous aider à approvisionner le chantier, et leur aide fut précieuse.

Concrètement je me suis entouré de gars sur qui je peux compter en cas d'imprévu. J'ai un peu moins l'impression d'aller au casse pipe

On débarrasse le salon de Nicolas pour recevoir le chantier, je protège le béton ciré flambant neuf et nous approvisionnons les matériaux.

Une des principales causes de mes insomnies était de monter les 2 grandes traverses au premier étage avec un minimum de moyens sans rien dégrader. J'ai opté pour le hissage sur rampe depuis le jardin. J'ai vissé deux chevrons ensembles pour avoir une grande longueur d'appui, j'ai disposé un "rail" de chaque côté et on a tiré à la corde. Un jeu d'enfant !

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Une fois que tout est prêt on lance l'assemblage. Comme j'ai absolument tout anticipé pendant mes insomnies il n'y a aucun imprévu. J'ai perdu quelques points de santé mentale ces derniers mois mais au moins tout roule le jour J. Les gars pensent découvrir un problème que je suis déjà en train d'y remédier. Par exemple, impossible que les grandes traverses plaquent parfaitement sur 5m. Je dois commencer par les tabletter au rabot électrique.

Je donne les instructions aux coéquipiers et ils s'occupent du montage. Ils sont assez bluffés de la simplicité avec laquelle tout s'imbrique. De mon côté je prépare le terrain pour qu'ils puissent opérer et on termine en milieu d'après midi.

Je reviens seul le lendemain matin faire les acryliques. Je comble deux faux aplombs avec des micro fileurs. Je règle les charnières. Un coup de lingette et c'est neuf !

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Pour anecdote les façades de gauche ne sont pas des tiroirs mais une porte de placard qui s'ouvre vers le bas. J'ai intégré un ruban led dans le mini bar et des interrupteurs sur un des montants.

Pour conclure, cette bibliothèque je ne voulais pas la faire. J'ai appris énormément pendant ce projet. Le chantier était un défi technique à tous les niveaux et je suis très fier de les avoir relevés. Je la trouve même très jolie cette bibliothèque peinte en blanc...

Mais la plus grande leçon que j'en tire, c'est que ça n'aurait pas été possible sans l'aide de mes amis et le soutien de mon épouse et de mes parents. J'ai écrit cette histoire avant toute chose pour les remercier du fond du . Dans un monde ou l'argent règne, je me sens chanceux et reconnaissant de faire parti d'un réseau ou les valeurs d'entraide sont encore d'actualité.

Voilà, si t'es arrivé jusque ici j'imagine que mon histoire t'as plus. Si tu en veux d'autres j'en ai en stock, dis le moi en commentaire

Une vidéo est à venir concernant ce projet. Je la posterai sur ma chaine youtube et sur cette page.

Allez bisou !
Yann