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Le livre de l'outil

Le livre de l'outil

de André Velter, Marie-José Lamothe Hier et demain
Le livre de l'outil
 Couverture
Le livre de l'outil
 Arrière

Ouvrage

Titre
Le livre de l'outil

Contenu

Résumé
Un livre comme celui-ci se doit d’être présomptueux ; mais avec rigueur. On évoque l'outil et, nécessairement, on mobilise toute l'aventure humaine, l'invention d'objets d'action et de transformation se révélant le signe décisif de l'humanité, autrement dit, de la différence. Et cette preuve s’élabore à portée de la main, car dans l'affrontement primordial avec la matière, c’est la main qui découvre, expérimente, modifie : la pensée, alors, se pratique.

Mais qu'est-ce que l'outil ? Ou plus franchement: que voulons-nous qu'il soit pour donner cohérence et passion à cet ouvrage ? Notre projet s'organise d'abord autour du rapport simple de la main et de l'outil, l'outil devenant inséparable des mouvements du corps qu'il suscite, des gestes qu'il appelle.

Les pages de ce livre ne sont pas celles d'un catalogue. L'outil aide les hommes à transformer la matière ; s'il veut éviter l'ennui des abstractions figées le Livre de l'outil sera également celui des matières et celui des métiers.
Sommaire
CECI N'EST PAS UN CIMETIÈRE D’OUTILS /8


LA TERRE /15

Les origines de l'agriculture /17
(la campagne de l'homme - la chasse, la cueillette et le mystère - ouvrir la terre -
traction au sol - la moisson fait l'histoire - le sens de la poursuite).

Les sociétés agraires /24
(de laboureur divin - la forêt temporaire - la nourriture des autres - le chanvre étatisé - des traités et des greffes - jardins, jasmins, narcisses, poètes - une lenteur particulière - le piment, la papaye - la houe et l'aqueduc - épouvantails, jardins flottants, abeilles - d'étranges suggestions - l'eau du fleuve - l'énigme toute armée - céréales, hyènes dressées, chars légers - le progrès suspendu, le boomerang - vers les sillons épais - la guerre et la peste - des images et des faits - l’outil-roi - manuels et expériences pratiques - la mutation est perte - paysans sans lettres).

Les outils de la ferme /36
(racines traçantes - travail de sape - nues et montées - l'effet des pluies - théorie et pratique du fléau - l'analogie entre les individus - une nourriture moins farouche).

Le calendrier /63

La vigne /71
(l'art de l'indépendance - les lieux élus - le mouron gelé - un puissant allié de la philosophie).

Artisanat rural, artisanat urbain, par Raymond Humbert /78



LE BOIS

La matière même et l'abattage /87
(abolir le temps - ne pas gauchir - la grande incisive - Merlin l’entailleur - bagages).
Menuisier /94
(les portes de l'oracle - charpentiers de la petite cognée - les passifs - donner de la voie - l'emblème du duc de Bourgogne - le poids de la tête - fantasmes à danser -
une théorie à la traîne - le tabernacle de Dieu - tirer la languette - les talons renversés).

Ebéniste /122
(hôte secret - des arêtes adoucies - une herbe des marais).

Layetier /126
(l'emballage éternel)

Charpentier /128
(des bâtisseurs du ciel - une scène pour Isabeau de Bavière - des intrus sans qualité - l'effort moyen - ce n'est pas le bagne - dans la poche)

Charron /140
(faire la roue - sur les jantes - chevilles ouvrières)

Sabotier /148
(un croisement phonétique - pir'que les évêques - la silhouette de la lune - la dure loi du sport)

Formier /160
(l’alisier et la lumière - un pied de pendu).

Tonnelier /162
(des légendes percées - un peuple de rêveurs - commotions, conspirations et rumeurs - le nez fin - allongée sur l'ours - le feu intérieur - un paisible canon - le dernier cercle - l'alcool des îles de la Sonde).

Vannier /186
(sauvé des eaux - l'épiderme supérieur des feuilles - outillage facultatif).

Luthier /194
(la guitare de lune - toutes sortes de filets - du cœur à l'écorce - strad - un joint sans défauts - voyelles et diphtongues - en regardant le manche de face - l'angle des cordes).

Des décors pour remonter le temps, par Catherine Vaudour /212



LE METAL /219

Les origines de la métallurgie /220
(le fard et le feu - la cité, le bronze et l'écriture - au point que les barbares - des traducteurs de fer et d'acier - quelques tribus de la Germanie - l'autre pierre philosophale - un corps de doctrine - une multitude de petites communautés),

Forgeron /228
(le rapport de l'élégance - l'eau sur le feu - la prise des parenthèses - marteaux, chasses et mandrins - l'étau, l'étampe, l'enclume)

Maréchal-ferrant /246
(du feu, du fer et du vent - le pied à la commande - topologie du sabot - le lopin et le croissant - la boîte à ferrer - savoir ferrer - trois sifflements de fumées - le travail, l'histoire, la nuit)

Cloutier /258
(l'heure inévitable où Méléagre doit mourir - arrêtre le haut-mal - la pointe d'abord - la diplomatie du turban)

Serrurier /264
(ce local m'appartient - le statut et la peste - un excès de main-d'œuvre - orner le point de vue - des chimères à becs d'oiseaux - l'estomac et la conscience).

Coutelier /280
(matière double - mots et remèdes de l'acier - genèse du couteau de table - la polis-
soire, le polissoir, le hêtre et l'amourette).

Chaudronnier /294
(rayons X, batteurs et boucliers d’archal - un emblême - le marteau, la vapeur, la tôle - étendre et planer - compas, forge volante - aujourd’hui et hier - la guerre et l’art)

Armurier/Arquebusier /300
(la haute clouure - pôles initiateurs - l'épreuve et la griffe - l'invention meurtrière - le cœur de la lame - l'instant où le bleu envahit le rouge - le tonnerre).

Orfèvre /312
(alliés, ductiles, planés - les non précieux - un arbre orné de rubans - tous les objets d'or et d'argent - insculpations obligatoires - la vaisselle à coups de marteaux - celle qui chantepleure - des patrons de fer blanc - le profic exact - le denier de la La Mecque).

Horloger /334
(Hoang-ti et Automatarius - échappement et poids moteur - les 7 fèvres et François 1er - la roue, le temps, l'échappement - les mille outils des deux aiguilles - de subtiles exigences - l’artifice, le tic-tac, les 40 heures).



LA PIERRE /349

Architecture et taille de la pierre /350
(mouvement et métamorphose de l'esprit - les cinq lointains d'avant l'histoire - la trilogie de néanderthal - entailles de liberté - le tigre, l'euphrate, la colonne - le tailleur tendre, sa polka - le tailleur, son têtu - taille, joints et plumées).

Ardoisier/Couvreur /360
(le longrain des fossiles - au fond de l'ardoise - la fente du schiste - la taille, du couperet au découpoir - la pente du ciel).

Maçon /370
(babel et le civilisés - la ratio des empires - autour de l'an 1000 - taloche, oiseau et guillaume - bardage, montage, roues et crics).

Lapidaire/Diamantaire /378
(le tour du monde en 80 carats - cristaux de géomètrie - aux sources des magies -
la taille aux trois temps).

L'apparition et la nécessité, par Jean-Christophe Victor /388



LE CUIR /391

Art de la peau, le tannage /392
(un repérage incertain - les brodequins d’Agamemnon - un remède de lion - jusqu'au requin de chine blanc - un principe d'origine organique - donner une passe - dernière façon de fleur et de chair - la mise en fosse - un courant d'air continuel -l 'alun, le sel, le suif et la Hongrie)

Bourrelier /408
(grainés noirs et vernis - l'ouvrage dans la mâchoire - fendre au-delà - les fibres des angles - pousser la paille).

Cordonnier/Bottier /422
(contemplation originelle - les bottines du roi - le dard et le chien - le sanglier et la poix de Suède - sans abîmer l'empeigne)



LE VERRE /443

Histoire de la transparence et des reflets /444
(la vision, l'invention, le vin - oeil de verre et cendres volantes - moulage, soufflage, coulage - à sombre histoire, matière opaque - les forêts, le miroir, le sieur de Nehou - des pharaons jusqu'au tranchées - ouvrir la vitre, ou la couler - verre d'images, images de verre - matière de rêve - entrée des médiums)



L'OUTIL DE L'UTOPIE, par Serge Sautereau et André Velter /464

Index /476
Remerciements /478
Table des matières /479
Sujets

Détails

Collection
-
Traduction
Non
Nombre de pages
479
Année de parution
1976
Domaine public
-
Prix public
-
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Mis à jour

1 critique

trente six seb
Philosophico-historico-technique

Je viens d'acheter et lire la version poche en 2 volumes.
Ces livres sont intéressants sur le plan historique, car ils évoquent surtout l'outillage manuel. A mon sens,, ça manque de photos ou d'illustrations car on ne sait pas forcément de quoi on parle. Le plan technique est la suite du précédent et donc il y a aussi des apprentissages. Mais là où ça devient réellement intéressant , c'est que l'outil est traité dans le cadre de sa fonction qui est plus large que sa simple utilité. On évoque la notion de travail, de travail bien fait et de qualité.
Bref, c'est à conseiller, en plus c'est très bien écrit, presque poétique.


Discussions

dneis
dneis 
il y a 2 ans ( Modifié )

Je partage ci-dessous la préface puis la postface du livre, dont j'aime beaucoup le propos.

  • préface: une réflexion intéressanet sur qu'est-ce qu'un outil, avec la distinction entre
    • outil,
    • instrument,
    • et appareil ou machine;
  • postface : une réflexion plus globale sur le sens de ce qu'on fait, du travail manuel, de son évolution... Toujours d'actualité.

dependancesbois, je pense que cela va t'intéresser 😉

dneis
dneis 
il y a 2 ans

CECI N’EST PAS UN CIMETIERE D’OUTILS

Un livre comme celui-là se doit d’être présomptueux ; mais avec rigueur. On évoque l'outil, et nécessairement, on mobilise toute l'aventure humaine, l'invention d’objets d’action et de transformation se révélant le signe décisif de l’humanité, autrement dit, de la différence. Et cette preuve s’élabore à portée de la maïn, car dans l’affrontement primordial avec la matière, c’est la main qui découvre, expérimente, modifie : la pensée, alors, se pratique.

Mais qu'est-ce que l'outil ? Ou plus franchement : que voulons-nous qu’il soit pour donner cohérence et passion à cet ouvrage ? Dans la multitude érudite, sommaire ou incompréhensible des définitions, il en est une, célèbre, qui dessine le cadre et suggère les raisons de notre recherche ; elle est extraite du Dictionnaire Universel du XIX° siècle de Pierre Larousse : « On ne désigne, à proprement parler, sous la dénomination d'outils, que les instruments de travail qui sont maniés par la main même de l’ouvrier, tels que la pince, le marteau, la râpe, la lime, la scie, le rabot, la truelle, le tranchet, le vilebrequin, le composteur, le polissoir, etc. Les autres engins qui ne jouent dans le travail qu’un rôle en quelque sorte passif, tels que l’établi et le valet de menuisier, l'enclume du forgeron, l’étau du serrurier, la forme de l'imprimeur, sont des instruments plutôt que des outils. Il en est de même pour les appareils qui, agissant directement sur la matière, mus par un moteur quelconque, servent à la fabrication sans être conduits, guidés, maniés par l'ouvrier ; ce sont alors des machines, des appareils ou encore des instruments. »

Notre projet, donc, s’organisera d’abord autour du rapport simple de la main et de l’outil, l’outil devenant inséparable des mouvements du corps qu’il suscite, des gestes qu’il appelle. Cependant, en entrant dans la complicité des actes, en pénétrant mieux la vie de l'atelier, on ne peut éviter ces supports d’action que sont les « passifs ». Comment appréhender le marteau sans découvrir l’enclume, la lime sans l’étau, le fléau sans l’aire de battage ? Ces seconds rôles font le lieu, il leur sera fait place.

Au Musée, des enfants regardent la forge reconstituée avec des yeux d’explorateurs qui, par hasard et par chance, peuvent encore sortir du périple programmé pour remonter aux sources de la mémoire. Ils ignorent les cisailles, les pinces, les servantes, les ébauchoirs, les mandrins, et les affublent de noms étranges et détournés, comme pour réciter une fable effacée.

Alors, les pages qui vont suivre ne seront pas celles d'un catalogue. L'outil aide les hommes à transformer la matière ; s’il veut éviter l’ennui des abstractions figées, le livre de l’outil sera également celui des matières et celui des métiers.

Le bois suscite des charpentiers, des menuisiers, des tonneliers, des luthiers : les outils de ces artisans apparaîtront à l’ouvrage, liés à la pratique et au rythme. De même le métal nous propose, outre le forgeron originel, le serrurier, le coutelier, ou encore l’orfèvre et l’horloger : leurs gestes s’incriront dans l'ombre et le bruit au gré des couleurs en fusion qui dénudent l'argent, l'acier, le platine et l’or. De la pierre procèdent les ouvriers d’architecture, tailleurs, maçons, ardoisiers, couvreurs, et ceux de l'éclat limpide, les joailliers : leurs récits n’oublieront ni les racines de Babel, ni l’aura minérale de la beauté. Le cuir invente les pourvoyeurs de fétichismes, bourreliers, cordonniers, bottiers, gantiers (pour la vénération des extrémités), relieurs (pour les adeptes de la bibliophilie) ; le verre lie son histoire au destin de la transparence et des reflets : partout nous appréhenderons les hommes dans la geste multiple, parfois contradictoire, de l’œuvre ; le savoir-faire et l'effort ne censurant nullement le plaisir ou le jeu.

Au commencement sera la terre, matière même qui, pourtant, ne se transforme pas, ne se déforme pas en productions multiples, mais ouvre aux semailles sa pensanteur immobile. Les champs, les jardins, les vergers, les vignes, comme l'élevage, constituent des créations vivantes, par là soumises au temps qu’il fait et au temps qui passe : les outils de ces denrées précaires seront à la fois saisis dans la succesion des civilisations agraires et au rythme cyclique des saisons, l'origine, ici, est toujours à proximité du printemps.

L'a-t-on compris ? Nous ne prétendons pas commettre un livre mortel de plus.

Aussi, aux côtés des instruments seuls, montrés et décrits pour eux-mêmes, présentons-nous des gravures qui sont comme les images anciennes de l'évolution technologique, et des photos d'artisans au travail qui suggèrent le mouvement des outils en affirmant la présence de la main et des hommes. Le choix des objets reproduits participe d’une pareille volonté : aux pièces de collection, précieuses, ouvragées, impeccables, nous mêlons des outils plus humbles qui portent les traces de l’action quotidienne.

Un autre choix également : celui de ne pas proposer un ouvrage clos avec prétention à l’omniscience. C'est pourquoi des interventions extérieures viendront heureusement perturber le cours du récit, permettant, à partir des données précises qu'elles révèlent, d'imaginer les nouvelles lectures possibles du livre. Raymond Humbert désigne les différences fondamentales qui opposent l'artisanat rural à l'artisanat urbain, le lieu de l’unité au monde de la séparation ; Catherine Vaudour identifie les décors des beaux outils anciens par référence à l’ornementation des siècles, décrivant ainsi la méthode qui détermine les dates et les provenances ; quant à Jean-Christophe Victor, il évoque les blocages, ou les résistances légitimes des sociétés dites primitives, et interroge le destin des apparitions techniques.

Dernière interrogation : pourquoi ce livre aujourd’hui, pourquoi l’outil nous est-il à la fois, si éloigné et si proche ? Si éloigné parce que surgissant d’avant l'habitude des fabrications en série, d’avant l’outillage normalisé. Si proche parce qu'immédiatement évocateur de « rêveries salutaires et énergétiques » ainsi que le notait Gaston Bachelard. En fait, cette question oriente la réflexion sur l’histoire et les glissements de sens du travail humain. Quelle cassure s’est glissée au temps de la vie depuis l'apparition de la grande industrie, son développement hégémonique ? D'où vient cette fatigue d’être à la tâche qui a changé la création en production, et les créateurs en pourvoyeurs de machines. Rien de moins passéiste que ce débat, car rien de plus urgent que de rassembler notre mémoire inconnue : il s’agit, avec Serge Sautreau, de convoquer l’Utopie. Le bonheur est une idée neuve en Europe.

dneis
dneis 
il y a 2 ans

L'OUTIL DE L'UTOPIE

Par Serge Sautreau
et André Velter

A l'issue de ce périple, où la présence de l’outil imprime son empreinte aux millénaires, l’esprit outillé se voit confronté à l'énigme du temps. L'outil marque le temps : interrogeons cette action, elle est concrète.


Le silex cassé sur un autre va graver la face du sphinx. Par ce geste, l’homme n’est plus seulement à l’intérieur du temps, c’est-à-dire dans le mystère : il se place face à lui, il invente son temps. L’énigme est qu’il saura se rendre esclave de celuici autant — quoique autrement — que du précédent.


Dieu expulse Adam et Eve du paradis. La vie est sensée se soumettre à la sueur. Le travail se trouve désigné clairement comme punition suprême face au crime de la connaissance. Pendant des siècles, l’ordre social valorise ceux qui se battent et ceux qui prient. Les autres prennent la malédiction en charge.

A partir du XVIII° siècle, tandis que les classes privilégiées assument de moins en moins leurs rôles traditionnels (il y a plus de nobles courtisans que d’aristocrates guerriers, et plus d'évêques de bordel que de mystiques), s'affirme un groupe social déterminé à se faire une arme de l’anathème divin : le travail devient la valeur-alibi de la bourgeoisie marchande et industrielle.

Dans cette mouvance temporaire des hiérarchies, le projet des encyclopédistes exprime un défi, et programme le futur. Dieu oublié, sinon nié, les hommes choisissent comme nouveau principe universel, le livre des connaissances, principalement scientifiques et techniques. Le Prométhée de Diderot rêve d’un diplôme d'ingénieur. La mythologie tellurique investit son énergie dans le développement de la production. Le ciel vidé accueille en grande pompe une idole gourmande et totalitaire : le progrès.

La bourgeoisie gouverne avec son arsenal de conquête, c’est-à-dire avec sa puissance économique et son code moral ; et plus l’économie détruit, sépare, déshumanise, plus la morale revendique, souvent impose, l'universalité de ses propres valeurs. Le travail abrutit le corps, il importe donc de le parer de toutes les vertus impalpables. Ce traquenard fonctionne toujours.

Le surprenant vient de ce que les travailleurs aient accepté, puis brandi, l’image glorifiée de ce qui les opprimait, physiquement et mentalement, jour après jour. Contrairement à la bourgeoisie qui, pour l’abattre, opposa au pouvoir aristocratique des catégories morales racidalement différentes, le prolétariat a investi les valeurs-mêmes des possédants, et décidé de combattre afin d’apparaître comme le héros, enfin reconnu, de cette compétition moralisante. Curieuse pratique de la dialectique. Accepter les armes, le terrain et la stratégie de l’adversaire, c’est se condamner à des victoires opaques. Pourquoi, d'emblée, ne pas se situer hors du champ de toutes les malédictions ?

La grève, proclamée aussi comme désir de ne rien faire, libère une dérive autrement plus ravageuse : la paresse.


Tant que le travail fut perçu comme le garant nécessaire de la survie, il fut supporté ; mais sans être célébré. Quand la production se mit au rythme des machines, avec organisation drastique du temps, le travail devint l'expression sociale la plus encensée. Tandis que l’effort productif disloque l’individu, la sacralisation de l’objet de torture s'affirme — jusqu’à l’ignoble : le portique d’Auschwitz qui annonce ARBEIT MACHT FREI ; le travail, c'est la liberté.

La production massive de biens de consommation aberrants voire nuisibles, a détruit l’alibi de la nécessité. Enfermer des millions d'hommes pour les contraindre à produire l’inutile et le désagréable, c'est programmer la déchéance de l’aventure humaïne. Les révoltes, les refus les plus irrationnels, valent mieux que la soumission aux délires de l’économie. Le travail est devenu un processus de démolition humaine.


L'évolution technique ne va pas de soi.

Avec le mouvement d’horlogerie, la fascination face au temps social ne va cesser de s’accroître. Le tic-tac deviendra le moteur de la chaîne, et le travail envahit la quasi-totalité de la sphère temporelle. Ce n’est plus l’esclavage qui oblitère la durée de la vie, maïs le labeur librement consenti, avec, en Occident, des loisirs librement consentis — dix millions d’êtres concentrés dans leurs concentrations urbaines — dix millions concentrés dans leurs départs, leurs plages et retours — concentrations qui s’attachent au matériel, la voie de l’unité mise hors d’atteinte, qui supposerait au moins un autre type de concentration.


La concentration de l’esprit, par le maniement d'outils et de gestes adaptés, elle-même tend à disparaître. La fabrication industrielle est anonyme, et séparée. On produit des pièces pour une usine d’aviation ; quant à savoir où la pièce s'intègrera, et à quelles fins... « Rester les pieds sur terre », maîtremot de la philosophie mercantile depuis qu'une première civilisation a été fondée sur cette base étrange, le négoce — les civilisations de l'échange, du troc, du don, ont toutes cédé devant l’activisme proliférant des marchands — ; rester les pieds sur terre, donc. équivaut à oublier la vie, à s'enfoncer dans le néant d'une tourbe chimique, à ne concevoir entre les humains qu'une communication conflictuelle, concurrentielle, utilitaire. Encore, au cours de cette dégradation a-t-on perdu de vue le sens même de l'utilité. A quoi servent ces productions multiples, si les hommes, rendus hors d'état de se concentrer sur leurs fins propres, doivent sans cesse veiller à se maintenir en état d’attaque, mordus par la pointeuse, agglutinés dans leurs transports, et séparés d'eux-mêmes ?


Le machinisme, outre qu’il n’a que partiellement déchargé le travailleur de tâches dangereuses et pénibles, lui fait courir d’autres dangers : abrutissement, asservissement au bruit, aux rythmes artificiels et dégradants, avec toujours, la réapparition sous d’autres formes du labeur physique le plus vide le plus dénué de signification. Les esclaves des Pharaons, eux, savaient au moins qu’ils étaient aux prises avec quelque chose d’énorme. Les coups de fouet qui bâtissent les Pyramides sont effroyables. L’aliénation dont se paye le taylorisme et ses gadgets modernistes est injustifiable, et tout aussi terrifiante. Une différence toutefois : les Pyramides subsistent et gardent des secrets pour nous. Que restera-t-il, dans 5000 ans, des « réalisations » de deux siècles d’industrie ?


A Rimogne, les mines d’ardoises sont fermées, les puits inondés, les machines à l’abandon. L'exploitation des veines bleues et vertes a cessé alors que la pierre ne manque pas et qu’un personnel qualifié pour l’extraire existe sur place. Ce sont les calculs de rentabilité, effectués selon les critères normalisés habituels, qui imposèrent l’arrêt de l’activité.

La mine livrait des ardoises de qualité, de celles qui font les toits centenaires sans agresser le paysage. L'entreprise propriétaire des ardoisières s’est reconvertie ; elle fouille désormais les gigantesques terrils accumulés au long des décennies. Après avoir engorgé l’espace, elle le bouleverse à nouveau en récupérant ses propres déchets : c’est la phase avancée de l’utilisation des restes. L'aspect symbolique est plaisant, la réalité humaine qu’il masque l’est beaucoup moins.

Les débris, arrachés au bulldozer, transportés par camions, sont jetés dans un immense concasseur qui réduit l’ardoise en particules, en squames violets. Le bruit est effrayant, la poussière constante. Le rôle des ouvriers se trouve strictement réduit à trois gestes : placer un sac vide sous une bouche tubulaire, attendre que cinquante kilos d’éclats tombent automatiquement, fermer le sac, le déposer sur un chariot. Ce travail de manœuvre est confié à d’anciens ouvriers spécialisés de la mine.

Les particules ainsi conditionnées sont convoyées dans d’autres usines qui s’en servent pour recouvrir des rectangles de papier goudronné, c’est-à-dire pour figurer des ersatzs d’ardoises. Le cycle de la dérision est bouclé : on avilit les hommes, on avilit la matière, pour produire des immondices précaires.


Tout groupe humain capable de susciter une idéologie exprimant les contradictions et processus des bases matérielles de son activité est une formation totalitaire en puissance — tant que le cours de la civilisation en vigueur reste déterminé, essentiellement, par le temps artificiel, le temps social, le temps mécanique. On ne sécrète d’idéologie conquérante qu’en se référant, pour l’action, à l'horloge, et pour la pensée, à la compétition : le citadin moderne est l’homme des cadrans : la vie rurale est contaminée, mais c’est encore le soleil qui fait le temps.

Ceux qui « n’ont jamais le temps » sont en effet pressés : la fin visée, supposée mettre fin à cette précipitation, est bien entendu supérieure aux bavures. Mais peut-être les bavures étaient-elles la voix écrasée, étouffée des hommes ? Et jamais ceux qui, visant loin, tirèrent sur les horloges dans les insurrections, ne furent longtemps tolérés par les spécialistes de l'action historique. Au vrai, ces derniers étaient plus pressés. Non d’en finir avec le tic-tac tracassier et oppresseur, dans lequel ils ne voient qu’un symbole, mais d’en remonter le mécanisme pour un nouveau tour de temps productif. La logique du négoce est très solide. Comme un ressort tendu.


dneis
dneis 
il y a 2 ans ( Modifié )

[suite et fin de la postface]


Le profit est toujours perte.

Ce livre profitera à qui aspire à perdre l'obsession du travail pour retrouver la force d'invention des outils. Cette force est le périple humain à travers le temps et l’espace, historiques, proto-historiques et infra-historiques.

La longue montée de l'outillage déborde en effet largement le cadre de ce qu'il est convenu de nommer l'histoire. L’affirmation de l'outil n’affirme pas, automatiquement, l’histoire ; elle ne l'impulse pas, elle aurait pu ne pas l’entraîner.

Les outils sont moins caducs que les idées. Même quand le progrès technologique les relègue au rang de souvenirs, ils ne disparaissent pas. Le monde moderne n'est nullement uniforme, et n'appartient pas dans sa totalité au XX° siècle de l'Occident. Les aborigènes d'Australie utilisent encore le boomerang, invention de la Haute-Egypte, multi-millénaire.

D'immenses contrées connaissent un étrange Moyen-Age, où débarquent, descendus de leurs avions « à réaction », d’étranges hommes pour lesquels le temps doit d’abord être rentable, et la nature maîtrisée. Parmi ces étranges hommes, certains ont toujours nourri quelque doute, quelque incrédulité irréductible devant ce noble idéal. Notamment tous ceux qui, maniant des outils dans un espace non bureaucratisé, non encaserné, ont maintenu le contact avec le temps naturel, dont les heures ne sont pas nécessairement uniformes, identiques, et trompeusement « égales ».


Si la multiplication de l’outillage est le signe du désir de conquête de l'univers par l’homme, la vocation de ce dernier, ceci dit sans la moindre tentation « idéaliste », est la conquête de l’universel, en soi et dans l’œuvre, et de son sens.

Cette conquête, qui aspire à la connaissance, ne demande ni armes ni destructions ni oppressions ; elle ne requiert d'autre outil que l'esprit appliqué au maniement des siens, et impulsé par eux. J'appelle outil de l’esprit le silex taillé ou l'ordinateur, sous certaines conditions. La chaîne de montage, elle, n’est pas un outil : c’est une structure à décerveler, à enlaïdir, à retarder la naissance de toute liberté.


Toute considération seulement technique sur l'outillage est une considération étriquée ou nulle. Un geste non conscient de ses origines et de ses fins érige des murs aveugles.


Le règne des spécialistes est celui de la séparation, de la dépossession ; les détenteurs d’une spécialité eux-mêmes rendus inaptes à toute pensée de l’universel, comme à toute rêverie authentiquement pratique.


L'outil devient machine. On va sonder un peu plus l’univers et, de plus en plus, faire disparaître le sens de l’universel. L’intimité d’un être est liée, qu’on le veuille ou non, au cosmisque : en dégradant l’espace et le temps, on fait surgir l'angoisse, la névrose et la honte. La perte intérieure du cosmos à nom économie. Il faut comprendre que l’économie, avec de l'or et de la sueur, ne produira jamais que de l’or et de la sueur. Ce qui est ainsi « économisé », c’est la conscience ; ce qui est produit : la peur d’être, et le temps comme interdit.


Le véritable trésor humain, tel qu’il apparaît dans l’art, qui est intuition et maîtrise du temps universel concret, et dans l'invention des outils, qui concourt à maîtriser ce temps sur le plan de l’action, aura été le plus violemment nié par les siècles industriels. De sorte que les outils eux-mêmes sont proscrits par la machine, plus « rentable », de sorte que les hommes sont réduits au rang d’outils dans la gestion d’un capital pléthorique et vide — que produit-il d’élevé ? — et que l’art pour certains, n’est plus guère que monnaie courante, investissement de rapport.


Le passéisme, ce serait vouloir rebrousser chemin. Mais le futur n’a jamais consisté, au présent, à transformer le monde en dépotoir chimique, radioactif et léprosé. Le passéisme, aujourd’hui, se nomme donc : confiance aveugle dans les présupposés activistes et technologiques d'un progrès nauséabond, irrationnel et massacreur.


Il devrait suffire de travailler de ses mains, avec les outils d'un métier pour saisir le sens de l’enjeu : ou bien le savoir — et donc le savoir-vivre — se forme sur la base d’une activité entièrement compréhensible et agençable par l'individu qui l’exerce ; ou bien, et c’est désormais le cas, les métiers ont disparu, les travaux sont parcellisés, et la question à résoudre ne concerne plus la formation d’un savoir lié à la vie, mais tient tout entière dans l’angoisse du comment survivre.


De l’homme des cavernes à l’homme des cadrans, de l’araire à l’ordinateur, le progrès a gagné du temps et perdu la mesure. Immobilisme ou mouvement, le résultat est incertain : des ténèbres de l'inconnu aux flashes électroniques, la vue est constamment rudoyée. Reste que, face aux ténèbres, l’œil est un outil qui doit plonger loin en avant. Devant les cadrans seul l'enregistrement importe ; la vue « lointaine » scandalise, puisqu'inutile : le cadran est là, à fort courte distance. L'inventeur du verre optique comme celui du miroir n’ont pas laissé leurs noms à la postérité ; à l’heure où tout va de soi, puisque la science explique tout et que la technique y pourvoit, cette discrétion, cet oubli ont du sens, et une saveur, certaine : nul n’entre s’il n’est géomètre, mais nul n'y trouve s'il n'est que géomètre.

dependancesbois
dependancesbois 
il y a 2 ans ( Modifié )

😱😍!

"Le profit est toujours perte"

Conquis !!!!

Bon du coup un tour sur Leboncoin et achat du livre !
Merci pour le partage dneis !

C'est tellement à propos !

J'ai vu qu'il existait aussi en 2 tomes :
Tome 1 : la terre, le bois
Tome 2 : le métal, la pierre, le verre, le cuir.

Sais tu si c'est la même chose que le livre que tu cites ?

Cadeau que l'on m'a offert avec un don sur l'AdB :)
Atelier Eustache 
il y a 2 ans ( Modifié )

Comment se présente ce livre. Est-ce qu'il y a des illustrations couleurs, n&b, des planches ? Uniquement du texte ?

dependancesbois
dependancesbois 
il y a 2 ans

sciunto voilà quelques pages au hasard :

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Atelier Eustache 
il y a 2 ans

dependancesbois ah oui, ça a l'air chouette !

dneis
dneis 
il y a 2 ans

sciunto le livre est facile à trouver, du coup pour pas cher.
Il y en a plein sur ebay, et du coup tu peux avoir un aperçu du contenu:
ebay.fr/sch/i....l"&_sacat=0

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Atelier Eustache 
il y a 2 ans

dneis je pense rarement à aller sur ebay. Avec les images de Frédéric, j'ai passé commande hier, ça m'a convaincu et j'ai trouvé a priori une bonne occasion. :)

Raspitef - Homemade TeleBass
Raspitef 
il y a 2 ans ( Modifié )

Super découverte !
Merci pour le partage 😃👍
Je viens de recevoir le mien 🙂

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Atelier Eustache 
il y a 2 ans

idem par ici :)

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